Time

REALISATION : Kim Ki-duk
PRODUCTION : Happinet Pictures, Kim Ki-duk Film
AVEC : Ha Jung-woo, Seong Hyeon-ah, Park Ji-yeon, Kim Sung-min
SCENARIO : Kim Ki-duk
PHOTOGRAPHIE : Sung Jong-moo
MONTAGE : Kim Ki-duk
BANDE ORIGINALE : Noh Hyung-woo
TITRE ORIGINAL : Shi gan
ORIGINE : Corée du sud
GENRE : Drame, Romance
DATE DE SORTIE : 08 août 2007
DUREE : 1h37
BANDE-ANNONCE

Synopsis : Après deux ans de vie commune avec Ji-woo, See-hee s’inquiète de l’avenir de leur couple, de l’usure que le temps pourrait apporter à leur amour. Jalouse, elle ne supporte plus que son compagnon regarde d’autres femmes ou leur adresse ne fût-ce que quelques mots innocents. Mais, entre deux crises de colère et de larmes, See-hee se désole surtout de n’avoir que le même visage et le même corps à offrir, nuit après nuit, à celui qu’elle aime avec passion. Un jour, après une dispute particulièrement âpre, See-hee disparaît, laissant Ji-woo désemparé. A l’insu de tous, elle se rend dans une clinique et demande à ce qu’on lui refasse entièrement le visage. Durant cinq mois, nul ne la verra autrement que masquée ; au sixième, See-hee renaîtra, méconnaissable…

Les cinéastes les plus éclectiques ont beau bénéficier d’une aura toujours très active auprès des cinéphiles, leur volonté de franchir les lignes et de rejeter les conventions tendent aussi à les priver hélas d’une vraie visibilité auprès d’un public moins habitué. Enfant terrible de l’auteurisme made in Séoul, Kim Ki-duk en fait aujourd’hui les frais avec la distribution française extrêmement limitée (à peine quinze copies !) de son nouveau film, Pieta, pourtant auréolé du très convoité Lion d’Or à la dernière Mostra de Venise. Dans ce genre de cas, il n’y a pas trente-six façons de réagir : vu que s’énerver violemment contre la connerie des distributeurs et des exploitants n’en finit plus de tomber dans l’oreille d’un sourd, vu que ce système semble désormais prendre son pied à se tirer une balle dedans, autant se calmer, rester intact dans son admiration pour ces cinéastes et continuer à en vanter les mérites. Et la sortie d’un nouveau film de Kim Ki-duk tombe d’ailleurs extrêmement bien, puisque cela marque l’occasion de revenir sur l’un de ses films les plus récents, Time, qui constitue encore à ce jour son plus beau zénith artistique, en plus d’une fiction qui s’imposait clairement comme la plus personnelle de sa carrière. On évoquait encore tout récemment, dans le cas de Possession d’Andrzej Zulawski, qu’une œuvre artistique serait souvent davantage corollaire de l’enchaînement des étapes (souvent délicates ou douloureuses) qui ont jalonné sa mise en chantier que de la simple conception d’un scénario carré de A à Z. Dans le cas du réalisateur de L’île, le théorème se vérifie à nouveau, à la seule différence que ce nouveau film permet au cinéaste de négocier un surprenant virage et de laisser de côté sa cruauté provocatrice pour mettre à nu la vérité des sentiments, aussi bien les siens que ceux de ses personnages. Faisant suite à un opus déjà plus assagi que les précédents (Locataires), Time laissait clairement croire dès sa sortie en 2006 que le pays du Matin Calme a fait fuir le nuage sombre dans lequel Kim Ki-duk s’agitait depuis longtemps. Retour en trois temps sur un pur chef-d’œuvre d’émotion et d’intelligence, prompt à mettre en lambeaux le cœur de n’importe quel spectateur.

LE TEMPS QUI REVELE

Avant toute chose, une petite mise au point s’impose. Aussi bien en Europe qu’en Corée du Sud, il y eut pendant trop longtemps un terrible malentendu sur Kim Ki-duk. Tenter de relier l’homme et l’artiste pouvait presque passer pour une gageure tant les parcours de l’un (enfance modeste, éducation autodidacte, biographie sacrément bordélique) comme de l’autre (style iconoclaste, poésie de la violence, cruauté du regard sur la société coréenne) ne semblaient pas coïncider. Et pourtant, si son arbre de création n’a jamais cessé de faire couler une sève artistique d’une exceptionnelle richesse depuis le succès de L’île, c’est précisément en raison des différentes étapes qui composent un parcours hors normes : enfance dans un village perdu dans les montagnes de la province de Gyeongsang, étudiant dans un lycée agricole de Séoul, ouvrier dès l’âge de 17 ans, engagement dans la marine à 20 ans, retour au pays à 25 ans en intégrant un monastère pour devenir prêtre, voyage en France à 27 ans où il fera des études d’art plastique, retour en Corée du Sud à presque 30 ans pour écrire le scénario de ses premiers films… Si l’on est un habitué de la filmographie de Kim Ki-duk, il ne sera pas difficile de repérer dans chacun de ces jalons de carrière un motif précis qui lui aura servi pour ses propres films. Et du coup, tout semble lumineux, puisque le cinéaste, longtemps qualifié de « dérangeant » au sein de l’industrie coréenne, puise une grande partie de son inspiration dans sa propre expérience de la vie. S’il dérange, c’est autant parce qu’il connait son sujet que parce qu’il se plait à livrer un point de vue personnel ce qui le perturbe intérieurement. Difficile de ne pas y voir un parfait raccourci de la définition du mot « auteur ».

Par ailleurs, le rapprochement avec un cinéaste polémique comme Takeshi Kitano est assez intéressant dans la mesure où les deux hommes furent longtemps ostracisés dès lors que leurs désirs d’artistes se concrétisaient sur un écran de cinéma (ne pas oublier que Kitano était à l’époque le Lagaf japonais, considéré comme un guignol dans son pays), jusqu’au jour où la reconnaissance internationale de leur travail grâce aux festivals européens leur permit d’abattre une carte décisive et de se transcender sur tous les points. Dans le cas de Kim Ki-duk, le déclic fut la sortie en salles de L’île en 2001, film violemment rejeté par les critiques coréennes mais fortement défendu en Europe, qui constitua un joli tremplin. La suite de sa filmographie s’orienta dans une même lignée thématique, mélange assez sidérant de poésie et de cruauté où se confrontèrent Eros et Thanatos, même si ses derniers opus marquèrent une certaine forme d’apaisement, pour ne pas dire de sagesse. Dans le même temps, cela lui aura permis d’élargir son public au plus grand nombre, évitant ainsi de se limiter à un ensemble d’intellectuels abonnés aux curiosités festivalières. Et après une décennie de carrière où Kim Ki-duk enchaînait un film par an sans discontinuer, l’année 2006 marqua une sorte d’aboutissement absolu avec la sortie de Time. Cette fois-ci, le cinéaste portait au firmament son approche d’un cinéma plus accessible au grand public, osait une mise à nu déchirante de ses propres sentiments, et surtout, bouleversait le coeur de tout le monde à force de mettre autant le sien en évidence.

LE TEMPS QUI S’ENFUIT

A première vue, rien de très compliqué sur le papier. Rien de très audacieux non plus. Et pourtant… Comme souvent dans une histoire de cœur qui prend l’eau peu à peu, tout part d’un couple. See-hee (Park Ji-yeon) et Ji-woo (Ha Jung-woo) sont ensemble depuis près de deux ans, et déjà, le désir commence à s’étioler. Du moins c’est ce que See-hee n’arrête pas de penser, effrayée à l’idée que son petit ami se puisse un jour se tourner vers d’autres horizons amoureux. Ne supportant plus que celui-ci pose le moindre regard (y compris anodin) sur d’autres femmes ou craignant de ne plus réussir à le séduire après tout ce temps, elle sombre dans une espèce de folie possessive qui devient à l’origine d’un grand nombre de disputes conjugales, aussi bien dans leur domicile qu’à l’extérieur. Un beau jour, See-hee disparait sans laisser de traces. Désemparé et dépressif, Ji-woo tente alors de reprendre goût à la vie et de combattre l’égoïsme qui n’en finit pas le ronger. Mais le souvenir de sa petite amie reste plus fort que tout, y compris lorsqu’il commence une nouvelle relation amoureuse avec la belle Sai-hee (Seong Hyeon-ah). La colonne vertébrale de la dramaturgie de Time réside dans ce sentiment d’urgence qui envahit des personnages confrontés aux ravages du temps et des fantasmes, le premier prenant la fuite, les seconds se révélant être des chimères à double face. Dès l’installation du postulat de départ, Kim Ki-duk mêle deux tragédies individuelles qui se séparent pour tenter in fine une réunification impossible : d’un côté, une femme folle d’amour qui s’enferme dans une attitude possessive pour évacuer sa crainte de ne plus être désirée par son petit ami, et de l’autre, un homme dévasté par une séparation inexpliquée qui tente en vain de remplacer un sentiment amoureux (condamné à lui ronger l’esprit) par un autre grâce à une relation avec une autre femme.

On l’aura vite deviné, ces deux trajectoires sont intimement liées par un élément scénaristique très précis, lequel n’est d’ailleurs en rien un éventuel twist destiné à dissimuler la finalité du récit pour surprendre le spectateur en fin de bobine : See-hee et Sai-hee sont en réalité une seule et même personne, la première ayant commis l’acte insensé d’utiliser la chirurgie esthétique afin de changer de visage, espérant ainsi raviver chez Ji-woo un désir qu’elle s’imagine éteint. Ce détail assimilable au cinéma fantastique (quoique…) aurait pu orienter le récit sur la pente du vaudeville trash, jouant aussi bien de l’absurdité de la situation que de la valse des identités pour construire un jeu de séduction ubuesque au possible. Pire encore, on aurait pu y déceler un outil de diversion pour s’en donner à cœur joie dans le sentimentalisme qui dégouline. Ce serait mal connaître Kim Ki-duk, moins attiré par la débauche lacrymale du mélodrame que par la mise en place d’une émotion discrète qui agit sur son public à la manière d’un serpent insidieux. Quant à l’explication de texte psychologique, prompte à tout surligner pour ceux qui auraient peur de s’abîmer les neurones sur l’expression des sentiments amoureux, le réalisateur accomplit le tour de force de la bannir purement et simplement, révélant ainsi la vérité des sentiments à travers autre chose que le dialogue (pourtant omniprésent). La crainte de découvrir un film à l’émotion « fabriquée » s’efface complètement devant ce qui s’impose alors comme une œuvre d’une justesse divine.

En général, chez Kim Ki-duk, le principe est assez simple : les personnages s’expriment beaucoup moins que l’environnement qui les englobe, leurs regards n’en finissent plus de se confronter sans qu’aucun mot ne soit prononcé, leur attitude mutique tire vers une sorte d’abstraction perverse des rapports humains, et le rythme du récit fait du silence autant un élément méditatif qu’une astuce pour élaborer une narration à la manière d’un songe reposant. Avec Time, le réalisateur casse toutes les règles : non seulement les personnages n’en finissent jamais de parler fort pour exprimer leurs interrogations souterraines, mais surtout, ils sortent de leur autisme physiologique au point de modifier leur propre apparence, toujours par amour pour un autre. Infiniment plus vivants et habités que dans les précédents films de Kim Ki-duk, et investissant enfin un décor contemporain au détriment du symbolisme aqueux (entre L’île et ce film, le fossé est gigantesque), les personnages de Time soufflent donc le chaud et le froid dans un environnement familier et moderne qui semble les presser comme des citrons. Et comme on le disait précédemment, l’une des forces du cinéaste est de refuser tout surlignage verbal : si les deux protagonistes dialoguent haut et fort sur les sentiments contradictoires qui les assaillent, rien n’est expliqué, et les dialogues ne sont là que pour faire avancer l’intrigue et sublimer toute l’ambiguïté de ces figures psychologiques, plus complexes qu’elles n’en ont l’air.

Ici, chacun tente de changer sa propre existence pour faire oublier la douleur d’une séparation (vécue pour l’un, fantasmée pour l’autre), quitte à ne plus ressembler à l’image qu’il ne cesse de renvoyer à l’être aimé. Ne plus ressembler à soi-même, enclencher un mécanisme de renouvellement, dérégler le curseur du temps : voici le schéma interne qui guide See-hee et Ji-woo, chacun à leur manière. C’est même ce que Kim Ki-duk lui-même révélait déjà dans le dossier de presse : « Le désir de renouvellement est instinctif chez nous, mais notre destin est d’endurer le passage du temps. L’amour consiste à se renouveler par-delà les routines du quotidien, mais la vie nous apprend que rien n’est éternel. Un homme et une femme s’aiment passionnément depuis de longues années. Le temps n’a pas eu de prise sur leur amour, mais il a émoussé leurs désirs et ralenti les battements de leurs cœurs ». On lui donne bien raison, vu qu’ici, la puissance des émotions qui agitent les deux héros vient précisément du fait que chacun reste prisonnier de sa « première fois ». Du coup, les sens et les perceptions sont figés sur une obsession unique, ce qui pervertit les actes comme les sentiments. Incapables de faire leur deuil amoureux, See-hee et Ji-woo en reviennent sans cesse vers le passé. Un passé de désir absolu et d’amour à l’état pur, que Kim Ki-duk incarne en une épatante idée symbolique : sur une île isolée que l’on pourrait presque assimiler à une sorte de refuge paradisiaque se trouve un vaste parc de sculptures aux poses érotiques lascives, là où les deux amants ont officialisé leur relation par l’intermédiaire d’une photographie prise sur l’une de ces sculptures (celle que l’on voit sur la splendide affiche du film). Une autre photographie sera ensuite réalisée au même endroit mais, vu que celle-ci ne fait que décalquer le même cadre avec juste une différence de taille (c’est la même femme, mais avec un autre visage, ce que l’homme ne sait pas encore), elle ne fait que renvoyer à l’existence de la précédente photo, donc à un passé toujours intact. Toujours cette idée du temps qui échappe à ceux qui tentent de le maîtriser, avec la mécanique des sentiments comme fil directeur de ce dérèglement. Toujours cette impression diffuse que tous les êtres sont conditionnés. Et toujours ce constat fataliste que, dans le fond, personne n’est fait pour personne.

LE TEMPS QUI SUBLIME

Sur le domaine de la mise en scène, Kim Ki-duk accomplit là encore des miracles à tous les niveaux, dont le tour de force le plus marquant reste de réussir à incarner par l’image ce qu’un cinéaste comme Philippe Garrel ne cristallisait jusque-là que par bribes, à savoir la traduction des états d’âme sur un écran de cinéma. En effet, dans Time, les éléments fondamentaux du 7ème Art (plan, cadrage, intention de montage, spatialisation des éléments, etc…) sont mis à contribution pour correspondre à l’ébauche d’un sentiment diffus, à la mise en valeur d’un frisson érotique, à la révélation d’un nouvel état d’esprit chez tel ou tel personnage. Et les exemples sont si nombreux qu’on reste bluffé par la capacité surnaturelle du cinéaste à tout incarner par l’image. On en citera néanmoins quelques-uns qui déploient une rare force évocatrice (voir photos ci-dessous). Pour montrer la femme cherchant à attiser le désir de son petit ami en tentant de le faire fantasmer sur celle qu’il avait croisée au restaurant, on aura une suite de plans simples où la caméra se focalise sur des regards profonds, des gestes tendres et des caresses sur une peau abîmée, le tout sous une voix douce qui fait l’effet d’une mélodie hypnotique. Pour l’instant où See-hee sort de la clinique de chirurgie esthétique avec son nouveau visage, le cinéaste construit un plan fixe sur les deux portes d’entrée, lesquelles forment un visage aux deux faces bien différentes, avec l’héroïne qui sort uniquement par l’une de ces portes (disant ainsi adieu à son ancien look). Pour illustrer la volonté de See-hee d’enfouir son passé et de prendre un nouveau chemin, on la voit marchant pieds nus sur les photos éparpillées de sa relation avec Ji-woo, réparties un peu à la manière de rochers sur lesquels on avancerait pour traverser une rivière. Et pour faire ressentir la perte de repères d’une femme de plus en plus apeurée à l’idée de ne plus sentir son amour aussi évanescent qu’avant, Kim Ki-duk conçoit en seulement deux plans une sorte de rêverie onirique où See-hee erre en panique sur un lac gelé.

Outre la puissance érotique et sensuelle dégagée par les trois acteurs principaux, le désir s’incarne aussi dans la mise en scène, notamment à travers une utilisation de motifs inattendus qui, par leur présence dans le cadre et leur disposition dans l’espace, suffisent là encore à traduire visuellement un état d’âme relatif au tohu-bohu émotionnel qui régit chaque personnage. Rien que l’idée d’une lettre, motif amoureux par excellence, devient ici un réservoir à incarnations visuelles : du côté de la femme névrosée, le désir pour un amour passé devient flou à force d’être à la fois trop insistant (une lettre où l’expression « je t’aime » est écrite plusieurs fois en surimpression jusqu’à former une tâche de couleur illisible) et trop rattaché au passé (See-hee écrit la lettre lorsqu’elle a son nouveau visage, à savoir celui de Sai-hee, mais elle signe la lettre avec son ancien nom), et du côté de l’homme dépressif, il est si fort qu’il ne doit pas être effacé (ne rien réécrire sur la lettre, ne rien poser dessus qui puisse la salir, etc…). Sans compter que ces personnages en quête d’une nouvelle existence voient leur identité fluctuer jusque dans la composition du cadre, se reflétant ici de façon fragmentée dans un grand nombre de surfaces plus ou moins réfléchissantes (miroirs en mosaïque, écrans d’ordinateur, recoins vitreux d’un décor, etc…) et composant ainsi un floutage évident de leur enveloppe corporelle.

Cette idée de questionner le corps comme incarnation totale de l’identité de l’être lorgne même vers la réflexion métaphysique, en particulier lorsque le troisième et dernier acte du film s’enclenche totalement : au terme d’une confrontation très animée dans un café où Ji-woo apprend la vérité sur le changement de visage de See-hee (masquée pour l’occasion avec une photo de son ancien visage), l’homme disparait du récit, et la femme tente de le retrouver six mois plus tard, persuadé de le retrouver lui aussi avec un nouveau visage. Mais est-ce bien vrai ? Ou n’est-ce qu’une vue de l’esprit de la part d’une femme toujours rongée par ses névroses ? Le film prend soin de ne pas répondre, se contentant habilement de finir sur le plan ouvert d’une foule de gens anonymes au cœur d’une rue bondée. Et juste avant, le réalisateur aura même pris soin de reconnecter la fin du récit à sa scène inaugurale, reliant ainsi les situations et les sentiments dans une même boucle répétée à l’infini, où la question de l’identité par l’apparence n’aurait clairement plus lieu d’être. On peut donc voir dans ce genre de stratagème narratif la volonté de bâtir une limpidité absolue du propos par la pure mise en scène d’éléments spatiaux et scénaristiques, sans renier une certaine part d’insolite au détour de quelques plans. Cela est même d’autant plus étonnant que les décors se réduisent ici à trois ou quatre unités de lieux (l’appartement, le café, la clinique, le parc de sculptures) qui se répètent toujours en des points-clés du récit, preuve de la simplicité de l’approche du cinéaste et de son application à ne plus exploiter à outrance les figures de style qui ont fait sa réputation. Tout semble simple, délicat, limpide, au point que l’on se sente vraiment bien minute après minute à force de s’immiscer dans ce cocon visuel. Le filmage du cinéaste, à la fois doux et très contemplatif comme toujours chez lui, laisse à chaque plan le temps de respirer et participe donc en tous points à cette délicate sensation d’apaisement.

Et où se situe Kim Ki-duk dans tout cela ? Évidemment dans chaque plan où le réalisateur prend soin d’inscrire son empreinte apaisée (celle d’un artiste qui sait autant filmer les choses de l’amour que les transcender par l’image), dans chaque intention de montage qui semble nous murmurer des choses essentielles à l’oreille sans qu’on s’en aperçoive au premier regard, dans cette façon de donner chair à des personnages torturés par le remords et la jalousie (mais sans les actes de cruauté qui épiçaient des films comme L’île ou Bad Guy), et surtout, dans le personnage de Ji-woo qui apparait d’emblée comme un double parfait du cinéaste : en effet, dans son appartement, on aperçoit l’affiche de Wild Animals (son deuxième film qu’il tourna en 1997 à Paris, avec Richard Bohringer et Denis Lavant), et on observe Ji-woo en train de travailler sur un logiciel de montage vidéo et de visionner un extrait de Locataires. Ne pas s’y tromper : avec ce film, Kim Ki-duk a bel et bien changé. Son cinéma parle au cœur, sans pathos ni dérapage, et si l’on se limite à le juger sur la révélation des tourments intérieurs de ses personnages sans tomber dans ses excès du passé, c’est juste d’un romantisme à tomber à la renverse. C’est surtout que, comme on le précisait plus haut, sa mise en scène a su évoluer au fil des années, délaissant peu à peu la poésie trash et le symbolisme fantaisiste au profit d’une vraie pureté du regard, en toute simplicité, en toute modestie. Elle atteint en tout cas son paroxysme avec cette symphonie amoureuse dans laquelle le spectateur se love jusqu’à mêler imperceptiblement son propre schéma interne à celui des deux héros. Et ainsi, à force de bâtir une proximité parfaite avec ce couple déchiré et déchirant, le réalisateur réussit surtout à capter des vérités universelles sur le désir (notamment celles où les mots ne servent à rien) et à réveiller potentiellement des émotions enfouies qui poursuivent longtemps après la projection. Rien que pour ça, le terme « chef-d’œuvre » ferait presque figure d’euphémisme.

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