Rectify, Saison 4 : Epiphanie

vlcsnap-2015-08-23-11h41m48s19

Il y a deux ans déjà, nous revenions sur les méandres psychologiques de la saison 3 de Rectify, évoquant entre autres le thème de l’angoisse sartrienne. La tension dramatique se nouait chaque épisode un peu plus et ce, à mesure que les personnages gagnaient en ambivalence. Ted junior n’était plus cette ombre hostile, Tawney révélait ses failles sous nos yeux embués et Daniel interrogeait sa propre culpabilité. Après une déconstruction douloureuse de toutes nos certitudes, les leur aussi, l’épisode final autorisait le héros à sortir de sa prison mentale, esquissant devant nous une possible résilience. Nous le devinions déjà, cela devait être l’œuvre du volet final du drama atypique. Effectivement, la saison 4 se concentra sur la lente reconstruction de ses protagonistes et il eut été naïf de croire que le bref déclic entrepris quelques mois plus tôt allait suffir à leur épanouissement. Avec une justesse inouïe, la caméra de Ray McKinnon arracha Daniel à son passé. Comme nous avions pu nous y attendre, il y eut des larmes à verser mais celles-ci coulèrent dans le pénultième épisode de la série et non lors de son final. Daniel se confrontant enfin au stress post-traumatique hérité de ses années carcérales dut pour s’en départir les ressasser inlassablement, les graver dans sa chair jusqu’à ne plus en ressentir qu’une vague douleur. La construction narrative de ces derniers épisodes a donc de quoi déstabiliser le sériephile, plié à l’usage du final pathétique. Consciencieusement, on prépare les mouchoirs, les tissus et les doudous avant d’activer le bouton “play”. Pour dire adieu à ces personnages si blessés que touchants, on voudrait se noyer dans des flots de nostalgie ou de mélancolie. On voudrait retrouver catalysées les émotions parcourues pendant ces années d’errance en compagnie de Daniel. Il n’en est rien. Ray McKinnon s’est toujours refusé à satisfaire les attentes du bon spectateur hollywoodien voire à les déconstruire et il le fit magistralement lors de ce final. Et ce n’est pas parce qu’il n’est pas larmoyant qu’il n’est pas magistral, c’est pourquoi nous avons voulu nous concentrer sur ce nouvel OVNI made in Sundance TV et l’analyser par le prisme de motifs psychologiques et picturaux.

 

Un dénouement psychologique mais anti-hollywoodien

Il faut bien l’avouer, “All I’m sayin’” se veut déceptif puisqu’il n’est pas si conclusif que ça. Nous apprenons que Daniel bénéficiera d’un nouveau jugement mais aucune ellipse ou flashforward ne nous en annonce le verdict. Après avoir lutté aux côtés de Jon et Amantha pour prouver son innocence, nous n’aurons donc pas le fin mot de l’histoire. De même, nous attendions depuis une saison les retrouvailles entre notre héros finalement constitué (nous pouvons désormais le désigner comme tel) et sa famille, soit le retour au patelin d’un enfant innocenté. Non seulement nous ne verrons jamais ces images mais en plus, nous subirons la cruauté de voir se dérouler un dernier repas de famille réunissant (ou unifiant enfin) Amantha, les deux Ted, Janet, Tawney et Jared sans Daniel, toujours exilé. Pourtant, l’on passe à côté du sentiment de s’être fait arnaqués, une énième fois par ces vilains scénaristes qui décidément, ne savent pas conclure correctement une série. C’est Amantha qui nous livre le véritable contrat de lecture de Rectify, au cours d’un moment de lucidité intense qu’elle partage avec Jon.

“Nothing will rectify what’s happened.” dit-elle sans amertume, le ton serein.

En découvrant le pilote, nous aurions pu imaginer assister à l’équivalent fictionné de Making a murderer, soit aux tentatives de redresser un système défaillant mais en lieu et fait de cela, elle nous tourne vers une philosophie à mi-chemin entre le stoïcisme et Saint-Augustin, nous rappelant qu’il est insensé de se battre contre ce que l’on ne peut pas humainement défaire et qu’il faut se résoudre à accepter les événements de la vie contre lesquels nous n’avons aucune emprise. Pourtant, Rectify… Tel est bien le titre de la série. Alors quelle sera l’œuvre de redressement s’il n’est pas question de justice ou de pardon ? C’est en contemplant la situation finale par le prisme du développement psychologique des personnages, qu’on comprend que tout est in fine “dénoué” et que les âmes se soignent, que ce sont elles qui doivent faire acte de “rectification”. Et y aurait-il eu un intérêt artistique à répondre aux conventions hollywoodiennes et nous contenter davantage ? Teddy se libère de l’ombre de son père (Ted également, il y aurait beaucoup à dire de ce double prénom qui glisse l’un dans l’empreinte de l’autre) ainsi que de son beau-père en vendant le magasin dont il avait hérité. On ressent une pointe de nostalgie quand les personnages empaquettent son contenu mais prime le sentiment de libération qui était déjà insufflé dans le final de la saison 3. Teddy s’autorise à tracer sa propre voie, Tawney fait de même en se consacrant à sa profession et en honorant ses propres valeurs, pour elle et non pour un couple qui l’asphyxierait. Jared, le petit-frère restera contenu hélas, dans le lot de l’inachevé ou du jamais approfondi, simple symbole d’une vie qui doit reprendre, d’une jeunesse qui a encore tout à donner. Le sentiment d’union et de chaleur familiale véhiculés par le dîner final est totalement inédit, la ville de Paulie n’ayant été jusque-là qu’un synonyme de froideur et de malaise. On comprend bien que malgré son absence, Daniel n’a jamais été aussi présent que lors de cet instant partagé. L’explication est simple : présent en chair et en os, il n’était jamais perçu autrement qu’un fantôme errant qui ramène inexorablement les âmes au temps perdu, aux occasions manquées, aux rancœurs ou dépressions qui gèlent. Aux yeux de sa mère, Daniel était encore l’adolescent dont elle n’avait jamais pu faire le deuil ; comment faire le deuil d’un enfant encore en vie ? Ce repas ressuscite donc le temps présent et nous exhorte à faire de même et jeter dans le tréfonds de nos âme les nostalgies infantiles.

La force d’espérer

Amantha confie à Jon qu’elle se sent apaisée, « c’est mon épiphanie » lui déclare-t-elle. L’épiphanie, fête chrétienne, célèbre notamment la manifestation de Jésus aux rois mages mais d’un point de vue symbolique ou métaphysique, cela renvoie à la manifestation d’une réalité cachée. Outre-Atlantique, le terme est souvent utilisé dans ce sens qui renvoie donc à l’idée d’illumination ou de fulguration tandis qu’en France, il baigne systématiquement dans une connotation religieuse. La révélation de la jeune femme n’est pas explicitée mais on comprend qu’elle se joint à l’acceptation du passé. Oui, sa famille a été victime d’une erreur judiciaire qui scellait une terrible injustice. De précieuses années ont été perdues, cela a pu mériter colère et batailles acharnées mais cela est et sera toujours. Il y a dans ce final un refus de la structure du thriller hollywoodien puisque finalement on se désintéresse totalement du shérif et de ses hommes, du véritable coupable ou de l’engrenage judiciaire qui l’avait tant obnubilée. Son regard n’est plus tourné vers une vengeance, une revanche ni même une justice, il se tourne vers le présent et brille d’optimisme. Sur le même mécanisme, le final rejette les topoï habituels de la romance car il ne donne aucune finalité aux relations amoureuses des personnages. Par exemple, Amantha et Jon concluent que leur avenir n’a pas d’importance. Ils partagent leur amour et leur respect mutuel tout en admettant qu’un bonheur puisse être possible pour chacun sans achèvement de leurs espoirs communs. C’est peut-être là la voie du bonheur : non la concrétisation d’objectifs mais la capacité d’espérer à nouveau.

Cela soude littéralement la morale de l’épisode que l’on pourrait rapprocher d’une parabole spirituelle. Chaque personnage de la famille est transcendé par la même lumière qui traverse Daniel. Si l’épisode se doit de clore la série dans son entièreté, il doit bien sûr aussi nouer le fil rouge déroulé lors de cette saison et ces intrigues parallèles vont venir le conforter. Il y a pu là encore avoir déception car Amantha, Jon ou Tawney ont été mis à l’écart pour mieux se centrer sur l’intimité de Daniel et la relation qu’il entretient avec sa mère mais la cohérence est de mise : les chemins se répondent. Cette saison très « character-centric » donne une nouvelle couleur à ces derniers épisodes, tissant subrepticement leur toile autour des questions de filiation. Janet doit accepter de perdre l’adolescent qu’elle avait pour mieux retrouver son fils, l’énigmatique Chloe s’apprête à élever un enfant sans père et doit quitter la vie décousue qu’elle menait jusqu’alors. Daniel vacille entre ces considérations qui le resituent dans un domaine terrestre mais il hésite encore à s’autoriser toute perspective qui, il le sait, seront souvent sources de désillusions et de déchirements amoureux. S’il était encore psychiquement un adolescent en sortant de prison, il semble désormais séduit par l’idée d’être père. C’est Chloé qui lui ouvre ce champ des possibles en lui donnant des envies de couple ou de paternité. Espérer est un douloureux acte de foi pour des personnages qui rejetaient le divin, tout en vivant dans une ville où le fait religieux avait une place de choix.

De l’introspection à la religion : EPIPHANIE

Sous ce faisceau interprétatif, on est tenté de revenir à la définition primaire de l’épiphanie :

“Dieu se donne à voir, à toute l’humanité représentée par les mages venus du bout du monde. Dieu entre dans notre monde, dans notre histoire, en se faisant l’un de nous, comme un bébé. Noël, l’Épiphanie, les moments du commencement, sans bruit… Voilà la bonne nouvelle proposée par cette fête.” Nous dit le site Croire.


Or, on se rappelle de quelques parenthèses enchantées en saison 1 qui nous faisaient déjà tâter l’universel, notamment lors du baptême improvisé de Daniel ou de ses excursions en milieu champêtre auprès de Tawney. Cette luminosité tant par la mise en scène que par la philosophie abordée resurgit sous forme d’apothéose dans cet épisode final qui incarne visuellement la transcendance de l’humain par le divin. Aux plans ensoleillés de la ville de Paulie, succède une vision onirique d’un champ de blé qui rayonne. Point de nature sauvage ici mais une nature maîtrisée par l’homme, une nature qui l’accueille et qu’il domestique respectueusement. Ce choix n’est pas anodin et reprend une tradition séculaire. Comme dans la série Les Meules de Monet, nous sommes immergés dans une nature chaleureuse : la mise en scène dresse au premier plan des brindilles qui dissimulent un Daniel en contre-plongée. À mesure qu’il s’approche, sa silhouette se précise et émerge du bokeh comme s’il entrait dans une nouvelle dimension, celle des impressionnistes peut-être ?

 

Des Moissonneurs de Bruegel l’Ancien, à La Sieste de Van Gogh, « c’est le dimanche de la vie » qui est ainsi célébré, la conquête quotidienne de l’Homme sur la Nature. De fait, en tant que mise en forme artistique d’un paysage produit par l’agri-culture, la peinture du champ de blé est culture au carré. C’est bien dans cet implicite qu’elle puise toute sa force, celle d’une émotion esthétique partagée, où se « déroule un patrimoine »

Hegel, Esthétique, III, III, chap. 1, trad. Timmermans / Zaccaria, Le Livre de Poche, T.2, p.316

Le champ est donc à l’image du futur espéré de Daniel : laborieux mais aussi productif. Enfin, il peut devenir artisan de sa vie ! Sur cette terre cultivée, il célèbre le lien entre le terrestre et l’au-delà : acceptant ce premier (Cf Tuer l’’autre en soi). Contrairement à d’autres espaces naturels, celui-ci est le socle de la famille, c’est par ce symbole fort que le héros et ses proches sont réunis. On le ressent intuitivement sans même avoir eu besoin de les voir réunis dans le même cadre. Cependant, ce plan cristallise aussi l’espoir qu’un jour Daniel puisse former sa propre famille et donc s’émanciper de proches qui le maternent.

En outre, la manière de filmer Daniel ici contraste avec l’ensemble de la série. Souvent perçu de dos, en état à la fois passif mais aussi contemplatif, il n’était que rarement le moteur de l’action. C’est paradoxalement par son doux rêve bucolique qu’il s’émancipe et se projette en tant qu’homme. Nous l’avions étudié dans une première analyse, il est souvent présenté à travers des jeux de surcadrage ou devant des quadrillages qui dressent entre lui et le monde une barrière infranchissable. C’est encore sa position quand il découvre avec effroi que Chloé a déjà déménagé et a laissé dans son ancien appartement quelques messages pour lui.

Si elle lui laisse comme seuls présents des tableaux ou un ouvrage à titrer, c’est qu’elle a immédiatement appréhendé son âme d’artiste mais cette posture contemplative que la caméra lui attribue souvent est aussi la matérialisation de la prison mentale dans laquelle il est toujours incarcéré. Le jeu d’Aden Young, recroquevillé sur lui-même, la tête penchée et le regard soit fuyant soit craintif évolue si lentement qu’on pourrait passer à côté de sa subtilité mais il rend palpable la maturation du personnage. Il est donc logique que les derniers plans le libèrent visuellement et nous l’opposent en vue de face. Il avance vers nous d’un pas décidé mais se dirige-t-il vers un avenir ou un simple espoir ? Quand il rejoint Chloé et son bébé, il serait plaisant de croire au flashforward mais la jeune mère n’est peut-être que le symbole de ces possibles qui l’attendent…

Si l’on osait lier l’épiphanie à sa symbolique chrétienne, dépassant alors la simple lecture métaphysique que nous en avions faite, on pourrait considérer que le bébé de Chloé est l’équivalent du petit Jesus qui permettrait au divin de descendre sur terre et d’y répandre un sentiment pacifiste. La manière dont Daniel le regarde puis le porte respire le mélange d’adoration et de respect qui animait les rois mages lors de l’Epiphanie chrétienne. D’ailleurs, on peut l’observer qui chemine vers le nouveau-né, se frayant un chemin dans les hautes herbes, comme guidé par une étoile mystique. De là à faire du jeune couple un duo d’icônes religieuses, il n’y a qu’un pas ; ils portent tous deux un regard pur sur la société et les digressions philosophiques du héros lors de la saison 1 tenaient parfois du discours prophétique. Sa manière d’observer le monde comme s’il lui était totalement étranger en ferait un être issu d’une réalité supérieure. La caméra tournoie autour des personnages comme si elle planait sur un souffle pastoral, au rythme des pissenlits et autres fleurs. La légèreté et la poésie qui émanent de cette scène dénotent d’un esprit malickien enchanteur. Par une indicible magie, McKinnon dissémine dans l’atmosphère toute tension dramatique et insuffle en nous un délicieux sourire. Après nous avoir tant tiraillé, il nous libère des conventions narratives qu’il avait déjà estompées sans toutefois s’en émanciper totalement. Ce final ne nous émeut pas, il fait mieux : il nous transcende.

Et retrouvez aussi cet article sous forme de vidéo avec le premier épisode de l’émission Foc’ART : Rectify, un final épiphanique :

CRÉATION : Ray McKinnon
DIFFUSION : Sundance
AVEC : Aden Young , Abigail Spencer, J. Smith-Cameron, Adelaide Clemens, Clayne Crawford
SCÉNARIO : Ray McKinnon, Coleman Herbert, Scott Teems
ORIGINE : Etats-Unis
GENRE : Drame
STATUT : Terminée
FORMAT : 42 minutes
BANDE-ANNONCE

Synopsis : Après 19 années passées en prison pour viol et meurtre, Daniel Holden est finalement disculpé grâce à des analyses ADN. De retour dans sa ville natale, cet homme, qui n’avait que 18 ans lorsqu’il avait été emprisonné et condamné à mort, tente de se reconstruire une nouvelle vie. Pas évident quand ton entourage te considère toujours comme un criminel et qu’on a passé ces dernières années à attendre la mort !

Laisser un commentaire

Lire les articles précédents :
Les Femmes de Stepford – LE DOSSIER

[Dossier] Tout sur le roman de Ira Levin et ses adaptations successives, au cinéma comme à la télévision.

Fermer