Galaxy Quest : Voyage dans l’imaginaire du spectateur

Depuis toujours, la fiction hollywoodienne et le réel s’attirent et se repoussent mutuellement dans un ballet dont il semble bien difficile de déterminer les forces agitatrices. Aussi le rapport fiction / réalité est un des thèmes majeurs du cinéma hollywoodien, du Magicien d’Oz qui esquisse Dorothy comme une spectatrice pénétrant la diégèse, au mélancolique L’Homme qui tua Liberty Valance et sa maxime « When the legend becomes fact, print the legend » en passant par Fenêtre sur cour. C’est là un cinéma introspectif, fasciné par lui-même, qui ne cesse de s’interroger sur le pouvoir de l’image, la force de l’illusion qu’il crée vis-à-vis du spectateur ; un miroir toujours plus parfait d’une réalité dont il a depuis longtemps cessé d’être un simple succédané.

Le film de Zapruder tourné lors de l’assassinat de Kennedy marque une cassure traumatisante dans ce processus d’idéalisation, la fin de la toute puissance de l’image dans la civilisation américaine. Ces quelques photogrammes tremblants sont à la culture américaine ce que la bouchée d’Adam dans le fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal est à l’Homme dans la Bible, un éveil des plus douloureux (J.B. Thoret y a consacré un livre : 26 secondes : L’Amérique éclabousséeL’assassinat de JFK et le cinéma américain).
Cette remise en question, cette prise de consience de la nature pronfondément complexe et ambivalente de l’image a donné naissance à une riche tradition analytique où celle-ci est sans cesse interrogée, désacralisée quant à sa capacité à recréer le réel et à s’y substituer. Notablement Brian de Palma, dont le cinéma tout en faux-semblants doit au moins autant au film de Dallas qu’à Hitchcock.

Peu à peu, il a émergé une forme plus ludique de ces manipulations de laborantins entre fiction et réel. L’immersion de l’une dans l’autre et inversement afin d’en souligner les contrastes et similitudes. Last Action Hero, Il était une fois, Jumanji, Starfighter, Moulin Rouge (et sa scène finale où fiction et réel se confondent tragiquement sur l’étroite scène du Moulin), La Rose pourpre du Caire, tous sont autant d’instances ou de variations d’un même motif.

Galaxy Quest, comédie de science-fiction, appartient pleinement à cette tradition. Le film prend place des années après l’arrêt de la diffusion de la série de science-fiction Galaxy Quest. De conventions de science-fiction en opérations promotionnelles sur des parkings de supermarchés, les anciens acteurs, stars déchues, tentent avec cynisme de monnayer l’enthousiasme des derniers fans. L’action bascule lorsque Jason Nesmith (Tim Allen), l’acteur qui interprète le commandant Quincy Taggart dans la série, se retrouve embarqué dans un vaisseau spatial par des extraterrestres, les Thermiens. Pour eux, qui ne connaissent ni le mensonge, ni la fiction, la série Galaxy Quest relate les vraies aventures (« historical documents ») d’un équipage de la confédération. Après un rapide aller-retour sur Terre, il est rejoint par le reste de son équipage factice pour essayer de sauver les Thermiens de l’extermination face à leur ennemi juré, Sarris.

On voit là transparaître le thème du film ; la confusion réel / fiction, l’incrédulité, qui chez le spectateur moderne est volontairement suspendue suivant l’expression consacrée de Coleridge qui constitue pour lui le fondement de la foi ambiguë du spectateur envers la fiction.
Enthousiasmés par l’harmonie qui règne au sein de l’équipage de la série, les Thermiens se sont inspirés des technologies et du mode de vie développés par ses créateurs ; plagiant chaque détail montré à l’écran, comblant les vides originaux laissés inexpliqués par inadvertance ou par facilité scénaristique.

Ce comportement des Thermiens fait échos aux fans aperçus dans la convention de science-fiction de la séquence d’ouverture, à leur désir d’immersion dans la diégèse. Comme eux, ils tentent de la recréer au plus proche de l’image qu’ils s’en font. Mais là où les fans sont des succédanés de piètre qualité, des caricatures un peu ratées et inabouties de leurs modèles, les Thermiens sont des copies améliorées des personnages de la série, dont ils dépassent même la nature fictive. Là où les fans sont condamnés à recréer un reflet dégradé de la fiction dans le réel, soulignant ainsi ironiquement la frontière entre les deux, les Thermiens en livrent une version augmentée dans ce même réel dans lequel se déverse la fiction avec une fluidité parfaite.

En ce sens, Galaxy Quest est une variation particulièrement complexe et tordue du motif thématique évoqué plus haut ; là où normalement c’est la fiction qui tend à imiter le réel, le schéma est cette fois-ci inversé ; le référent est ici la série originelle – elle même une joyeuse caricature de la série Star Trek – qui nous est montrée comme particulièrement peu crédible : effets spéciaux dépassés et risibles, interprétation cheap des acteurs, écriture médiocre, … Ce référent, ô combien imparfait, sert de matrice autant aux costumes des fans de conventions qu’au vaisseau spatial thermien. Dans les deux cas, la réalité des fans ou des Thermiens, tour-à-tour pathétique ou grandiose, est générée par la série.

En voyant le film, on pense à The Invention of Lying ; dans deux les films les héros sont plongés dans une diégèse où le mensonge et la fiction n’existent pas, où, de leurs mensonges naît la réalité dans l’esprit de ceux à qui ils s’adressent ; il n’y a plus de limites ou de filtres entre leur inventions et leur réalisation dans l’esprit des gens. Ce faisant ils accèdent à un statut quasi-divin ; ils deviennent des auteurs de réalité, une réalité qui peut dès lors être vue comme une « super-fiction ».
Dans The Invention of Lying, le parallèle entre fiction et religion, Dieu et auteur, est directement suggéré puisque le personnage de Mark Bellinson est un scénariste (de documentaires historiques – on retrouve la même notion dans Galaxy Quest – puisque la fiction n’existe pas) qui invente par mégarde la religion en voulant réconforter sa mère sur son lit de mort.

La série Galaxy Quest en elle-même n’est pas vraie ou crédible, ce sont les esprits des spectateurs thermiens ou humains qui lui donnent une consistance… Les Thermiens ne servent ici qu’à imager ce processus mental à l’oeuvre chez le spectateur humain ; d’ailleurs, ils nous sont d’abord présentés comme des fans parmis tant d’autre dans convention S.-F. de la scène d’ouverture.
Sarris explique bien la nature profonde de ce que sont les Thermiens : ils sont semblables à des enfants face à la fiction, dans la manière intense qu’ils ont de se projeter dans la diégèse, sans aucune retenue. « Explain as you would a child » dit-il lorsqu’il demande à Jason Nesmith de révéler la supercherie à Malthasar, le leader des Thermiens. On voit là une des caractéristiques des rapports entre acteurs et Thermiens ; la peur chez les acteurs de briser l’illusion des Thermiens. La chose est surtout vraie pour Jason Nesmith qui interprète le héros et personnage central de la série. Son insistance à se réfugier derrière les qualités exacerbées de Taggart ne sert qu’à masquer (y-compris à ses yeux) sa propre superficialité. « Why are you listening to this fellow ? He’s wearing a costume not a uniform » dit Alexander Dane, ancien acteur shakespearien qui, a contrario, considère son rôle du professeur Lazarus comme une déchéance professionnelle. Ainsi, la réplique culte de son personnage, leitmotiv que ses fans, humains ou thermiens, ne cessent de lui répéter en hommage, déclenche irrémédiablement chez lui une exaspération qu’il peine à cacher. Au travers du destin tragique d’un jeune officier thermien, il prendra conscience de la consistance de son personnage, du potentiel dramatique de cet univers fictif qu’il méprisait surtout à travers ses fans, trop éloignés des conventions de la culture institutionnelle, mais emplis d’une passion bien réelle. Cette aventure lui permet de rentrer dans leur imaginaire, d’en découvrir la force de projection à partir d’un matériau pourtant bien pauvre, tout comme l’enfant s’amuse d’un simple bâton, duquel il peut faire une épée de pirate aussi bien qu’une raquette de tennis.
Comble de ce mécanisme à l’oeuvre dans le film ; l’Omega 13, un mystérieux dispositif extraterrestre trouvé par l’équipage dans la série. Il y fait figure d’arlésienne, les scénaristes n’ayant pas eu le temps de lui attribuer de véritables fonctions (autre que de servir de Deux ex machina paresseux dans le dernier épisode afin de sortir l’équipage d’une situation désespérée). Ainsi aucun des acteurs n’est en mesure d’expliquer le rôle de l’objet, qui a pourtant été récupéré par les Thermiens, achevant de démontrer que le monde des Thermiens n’est qu’une métaphore de l’imaginaire des fans de la série. C’est grâce aux fans, aux informations et rumeurs qu’ils ont précieusement recueillies et qui leur ont permis de bâtir des hypothèses quant au rôle de l’Omega 13 que le commandant Taggart, guidé depuis la Terre, découvrira à quoi sert l’objet qu’il pourra dès lors utiliser afin de battre Sarris.

Les Thermiens figurent aussi une autre caractéristique du spectateur moderne, celui dont la logique repose davantage sur la logique scientifique que celle de la religion. Un public qui a besoin de rationaliser la fiction pour pouvoir s’y projeter pleinement, celui-là même que moquait gentiment Last Action Hero. Les fictions ne cessent d’évoluer afin de combler le spectateur moderne en ce sens, tout en gardant des mécanismes narratifs propres à la religion et au mythe (ce spectateur moderne trouve sûrement ses lointaines racines avec Galilée et son étude topologique sur l’Enfer de Dante)
Cette mentalité explique l’explosion de la diégèse aujourd’hui ; des films comme Avatar proposent un univers tellement vaste que le spectateur sait d’instinct (en partie grâce au marketing et à la communication faite autour du film, utilisés avec une cohérence peu commune) qu’il va au-delà de ce que le montage du film lui permet de voir, figurant ainsi une simple lucarne sur un monde bien plus ample. C’est là la force du projet de James Cameron, dans son ambition (proprement démiurgique) de transcender la fiction, de lui permettre de « rivaliser » avec le réel.

L’humour du film repose en partie sur ce mille-feuille de réel et de fiction, cette mise en abyme qui ne l’épargne pas lui non plus (ni nous, son auditoire) : la crédibilité du film repose sur le différentiel entre ses effets spéciaux (de facture correcte) et ceux de la série, complètement dépassés. C’est nous, les spectateurs finaux, qui somment ainsi interrogés ; la réalité créée par les Thermiens nous paraît crédible parce que les effets spéciaux le sont en comparaison avec ceux de la série originale.

Le personnage de Guy (superbe Sam Rockwell) est symptomatique de cet humour ; il est le seul acteur embarqué dans l’aventure à ne pas être un personnage récurrent de la série, mais un simple figurant (« crew member number 6« ) ; son attitude pessimiste lui fait considérer, suivant la situation, soit les règles de la réalité soit celles de la fiction ; ainsi il craint de mourir car il n’est qu’un simple figurant sacrifié avant une coupure publicitaire afin de redonner un peu de souffle dramatique dans un épisode de la série et d’un autre côté, lorsque le Sergent Chen ouvre spontanément la porte d’une navette alors qu’ils viennent d’atterrir sur une planète inconnue, il crie : « Hey ! It’s an alien planet ! Is there air ? You don’t know ! », réaction en décalage certain avec la physique plutôt conciliante de ce genre de série. D’un côté, il s’inquiète de ne pas être un héros prédestiné, de ne pas rentrer dans le carcan du héros de fiction, de l’autre il s’inquiète aussi des dangers « réalistes » de leur aventure.

Les personnages sont coincés dans cet entre-deux, et suivant la convenance des scénaristes du film et l’effet comique apporté, s’appliquent aléatoirement les règles du réel ou de la fiction (le décollage du vaisseau hors de la station orbitale en est le parfait exemple ; où le pilote / acteur Tommy Weber réussit la manoeuvre mais non sans rayer l’avant du vaisseau contre la paroi de la station). Pour s’en extraire, les acteurs vont ironiquement devenir de « vrais héros de fiction » (avec toute la confusion que porte en elle cette expression), suivre le schéma archétypal du héros.
Lorsqu’à la fin du film, le vaisseau s’écrase sur la scène de la convention, il faut y voir un symbole de la puissance de la foi des spectateurs, qui ressucitent la série par leur enthousiasme ; la série est vivante parce que des spectateurs se projettent en elle. La série renaît de ses cendres, réel et fiction se séparent à nouveau après s’être confondus totalement l’espace d’un instant ; la matrice (la série) est regénérée par ce qu’elle avait elle-même générée auparavant (les fans et les Thermiens).
Ultimes entrelacements entre réel et fiction ; le générique de fin du film est le générique de début de la nouvelle série, remise au goût du jour, avec un nouveau personnage, Guy, qui tient le rôle qu’il occupait dans le film, celui du comique.

Réalisation : Dean Parisot
Scénario : David Howard et Robert Gordon, d’après l’oeuvre de David Howard
Production : Dreamworks SKG
Bande originale : David Newman
Photographie : Jerzy Zielinski
Montage : Don Zimmerman
Origine : Etats-Unis
Date de sortie : 04 octobre 2000

Laisser un commentaire

Lire les articles précédents :
Foxfire / L’homme aux poings de fer / Paradis : Amour

Courte-Focale.fr : Critiques de Foxfire (Laurent Cantet), L'homme aux poings de fer (RZA), Gimme the loot (Adam Leon) et Paradis...

Fermer