Basic Instinct

REALISATION : Paul Verhoeven
PRODUCTION : Carolco Pictures, StudioCanal, TriStar Pictures
AVEC : Sharon Stone, Michael Douglas, George Dzundza, Jeanne Tripplehorn
SCENARIO : Joe Eszterhas
PHOTOGRAPHIE : Jan de Bont
MONTAGE : Frank J. Urioste
BANDE ORIGINALE : Jerry Goldsmith
ORIGINE : Etats-Unis, France
GENRE : Thriller, Erotique
DATE DE SORTIE : 8 mai 1992
DUREE : 2h07
BANDE-ANNONCE

SYNOPSIS : Nick Curran, inspecteur de police à San Francisco, enquête sur le meurtre d’une star du rock, Johnny Boz, tué de trente et un coups de pic à glace par une inconnue alors qu’il faisait l’amour. Nick apprend que le chanteur fréquentait Catherine Tramell, riche et brillante romancière. Au cours de son enquête, il s’aperçoit que les parents de Catherine sont morts dans un accident suspect, que son professeur de psychologie a été assassiné dix ans plus tôt à coups de pic à glace et qu’enfin, une de ses meilleures amies a, en 1956, tué ses trois enfants et son mari.

Les grands cinéastes se reconnaissent à leur talent pour poser toutes les fondations de leurs films dès les premières minutes. Paul Verhoeven en montre une parfaite exécution sur Basic Instinct, n’installant pas seulement le point de départ de son intrigue mais aussi tout ce qu’implique cette invitation au fantasme pour le spectateur.

Qu’attend le spectateur qui pénètre dans la salle de cinéma pour voir Basic Instinct ? Sans nul doute ce que son titre l’affiche avec la plus grande simplicité : des instincts basiques. Comme aime le raconter le scénariste Joe Eszterhas dans son livre A La Conquête D’Hollywood, le titre même tient d’une subite intuition. Il s’apprêtait à envoyer son manuscrit alors intitulé Love Hurts à son agent. Juste avant de quitter sa maison, il rouvre l’enveloppe et insère une nouvelle couverture avec le titre Basic Instinct. Tout le long de la confection du film, cet instinct basique va titiller la curiosité du public en prenant des proportions très hollywoodiennes. Dès le début, la production arbore ses ambitions d’excès. Alors que tous les studios se montrent intéressés par le scénario, la producteur Mario Kassar met fin aux négociations en déboursant trois millions de dollars. C’est un record à l’époque et la production ne s’arrête pas là. Le réalisateur Paul Verhoeven s’embarque dans l’aventure et, comme à son habitude, il n’entend pas faire dans la demi-mesure. En débarquant à Hollywood, le cinéaste hollandais n’a pas mis de l’eau dans son vin au grand dam de certaines personnalités en place (entre autres Steven Spielberg qui l’a introduit dans la Mecque du cinéma). Il ne va pas commencer à retenir ses coups. Il pose ainsi clairement une condition au départ : ce qui est écrit sur le papier sera ce que l’on voit à l’écran. La nudité ne sera pas feinte. Il n’en faudra pas plus pour faire fuir toutes les célébrités envisagées pour le rôle principal.

Dans cet esprit de modernisation poussée à l’extrême typique des années 90, Basic Instinct s’affirme en thriller hitchcockien qui n’aurait plus besoin de suggérer. Il est fini le temps où il fallait filmer un train s’engouffrant dans un tunnel pour simuler une pénétration ! Place aux longs enlacements lascifs qui occuperont les quatre coins de l’écran ! Mais qui dit modernité, dit aussi changement des points de vue. Le script suscite en effet la colère des mouvements féministes et gays clamant que tout ceci est de la propagande misogyne et homophobe. La production choisissant de rester sourde à leurs doléances, ils contre-attaqueront en parasitant le tournage non sans une certaine créativité. Tout ceci crée un écho médiatique engendrant d’autant plus de curiosité pour le public envers ce film apparemment scandaleux. Lorsque le long-métrage sort, on tente un ultime coup d’éclat pour nuire à son impact commercial : le groupe militant agit désormais sous le nom « Catherine Tramell did it » révélant donc la conclusion de l’histoire. Dans le making of Blonde Poison, on rapporte que ce geste était symbolique et que si l’œuvre est vraiment réussie, elle survivra au spoiler. C’est vrai et c’est encore plus vrai pour Basic Instinct. Verhoeven déclare de son côté que les militants se fichaient bien de savoir qui il était et quels films il avait réalisé au Pays-Bas. On peut voir là une erreur stratégique qui explique au bout du compte la futilité de l’attaque.

Basic Instinct est probablement l’un des objets cinématographiques les plus aboutis sur la notion de fantasme. Dans une interview qu’il donne au début des années 2000, Paul Verhoeven ne se permet pas de considérer le film de réaliste au même titre que ses œuvres hollandaises. Bien qu’il se détache de la science-fiction de ses deux précédentes réalisations américaines RoboCop et Total Recall, Basic Instinct ne navigue pas pour autant à ses yeux dans le territoire du réel. Pour lui, on se situe plus dans le domaine de l’imaginaire n’appelant donc pas à respecter la pure logique. En ce sens, il ne cache pas que c’est son amour des récits policiers qui l’a attiré vers le scénario de Joe Eszterhas. Il apprécie particulièrement cette forme de narration ludique où l’intrigue soutient une thèse comme une vérité, puis la réfute pour en soutenir une autre et encore une autre après ça. Car il est bien plus question de plaisir que de confusion. Dans la plupart de ses entretiens, Verhoeven ne tourne pas autour du pot quant à la culpabilité de Catherine Tramell. Si certains membres de l’équipe s’interrogent encore dessus, le réalisateur lui l’affirme comme s’il s’agissait d’une broutille : Tramell est bien la meurtrière. Il ira jusqu’à la qualifier comme étant le diable, ce qui n’arrange pas forcément ses accusations de misogynie. Mais la déclaration ne sonne pas pour lui comme dévalorisation du personnage et tient lieu de justification à un machiavélisme absurde l’obligeant à anticiper le comportement d’une dizaine de protagonistes. Il s’agit d’arracher le personnage au réel et en bon capitaine du navire, Verhoeven va imprégner chaque image du film de ce principe. En conséquence, l’objectif est moins de berner le spectateur qu’en faire le complice d’une expérience humaine aussi savoureuse que dangereuse. Et dès les premières minutes du long-métrage, il va poser les bases cinématographiques de son jeu du chat et de la souris.

Le générique d’ouverture (1) crée instantanément une ambiance favorisant cette immersion. Avec ses accents herrmanniens, la musique nous laisse dans un enivrant flot d’incertitudes. On peut comprendre les difficultés qu’aura eu Jerry Goldsmith à trouver le ton juste. Le thème principal https://www.youtube.com/watch?v=YMjiwEtwggM suscite autant le mystère et la séduction que le danger. Il est l’accompagnement parfait d’un générique aux allures abstraites. Évoquant le cubisme, celui-ci montre l’image décomposé en de multiples éclats flous. Les corps en plein accouplement deviennent des formes se mouvant sans distinction, comme si on assistait à une scène de film pornographique sur une chaine cryptée. On sait ce que l’on est censé voir mais on ne le voit pas vraiment. Toutefois, si le générique joue son rôle pour nous convier dans l’univers du long-métrage, il ne donne pas automatiquement la note d’intention sur ce qui va suivre.

On pourrait en effet croire que Verhoeven nous dit là que notre vision du film sera brouillée. Nous serions invités dans une énigme terriblement attirante mais dont la vérité demeurera opaque. Sauf que ça n’est pas exactement le cas : si le cinéaste souligne cet aspect dès les premières minutes, c’est justement pour s’en débarrasser immédiatement. Dans son commentaire audio, Verhoeven explique qu’il avait une idée plus complexe pour la transition du générique à la première scène. Il voulait que les différents fragments de l’image s’assemblent pour former le reflet du miroir sur lequel débute la séquence. Cette transition est plus qu’une coquetterie. Elle dénote cette volonté qu’au lieu de nous donner une vision du monde éparpillée et trouble, il va exposer une image recomposée et donc limpide. Dans le montage final, la transition se fait simplement par un fondu enchaîné (2) mais l’idée est maintenue par sa manière de traiter la présence du miroir.

L’idée de recomposer l’image devait surement impliquer l’utilisation d’un zoom arrière pour précisément révéler que les éclats du générique constituaient le reflet d’un miroir. Là encore, il s’agit de redonner une supériorité au public. Si le film voulait estourbir, la caméra aurait plus logiquement fait un zoom en avant. Nous aurions pénétré dans le monde du miroir, un univers d’illusion qui n’est pas ce que l’on croit être. Or c’est l’inverse qui se produit. Nous nous en extirpons et de ce fait, nous ne sommes pas soumis aux mêmes aléas que les personnages. Malgré la perte de l’effet spécial, Paul Verhoeven maintient le principe dans le montage final. La caméra se redresse pour nous faire observer les corps s’ébattant dans le miroir accroché au plafond (3). Verhoeven ajoute ici une autre donnée de mise en scène qui reviendra tout le long du film : nous dominons les personnages. Le réalisateur profitera longuement de la géographie vallonnée de San Francisco et de ses alentours pour positionner sa caméra en hauteur. Nous surplombons régulièrement les personnages, les contemplant dans leur ensemble se mouvoir dans le labyrinthe criminel. Bien sûr, on doit noter que l’axe est faussé lors de cette scène d’ouverture. Par ce reflet, notre vue en plongée est en réalité une contre-plongée. Nous pensons avoir une vue aérienne de la situation mais ça n’est pas tout à fait le cas. La suite du plan écarte cette idée.

La caméra va s’abaisser, se désintéressant du reflet pour véritablement montrer les corps en action (4). Le long-métrage remplit sa promesse de donner au spectateur ce qu’il attend sans détour. Cela se renforce par l’ajout d’un petit mouvement de caméra en avant nous faisant d’autant plus pénétrer au cœur des ébats, sans que cela ne froisse les deux participants. C’est un autre point régulier de la mise en scène à venir. Par la suite, Verhoeven emploiera souvent de longues prises de vue élégantes (notamment à la Steadicam) accompagnant les déplacements des personnages. Il nous confère le sentiment d’être un Dieu omniscient capable de s’infiltrer dans le moindre recoin du décor, apte à tout voir sans qu’on ait conscience de sa présence. Le voyeurisme à son paroxysme en somme.

Ce jeu de l’omniscience se poursuit dans le plan suivant nous montrant de face son personnage féminin (5). Tout l’enjeu de l’intrigue va être de savoir si cette personne est belle et bien Catherine Tramell. La seule chose supposée faire obstacle à la vérité est une mèche de cheveux sur son visage. En toute honnêteté, est-ce que ce petit subterfuge est vraiment censé nous détourner de l’évidence ? La future tueuse s’exhibe devant nos yeux dans son entièreté mais un peu de chevelure devrait nous faire douter de son identité ? Et comme le confirme Verhoeven dans son commentaire audio avec Jan de Bont, l’actrice en question est effectivement Sharon Stone. Prendre Jeanne Tripplehorn, Leilani Sarelle ou même une tierce actrice aurait mieux servi pour brouiller les pistes. Ça n’est pas le cas et la nudité frontale exigée par Verhoeven dévoile là tout son intérêt : notre tueuse se moque bien de se cacher. Elle ne cherche pas à agir dans l’ombre. Bien au contraire, elle assume intégralement son être et l’affiche en conséquence sans complexe. Dans son commentaire audio, l’écrivaine Camille Paglia n’assimile pas le personnage au diable tel Verhoeven mais à une déesse. Elle reste attachée à l’idée que Tramell est une entité supérieure à la conscience aiguisée et naviguant au-dessus des règles des mortels. Paglia note en ce sens que l’habitation de Tramell présente un équilibre architectural qui tranche avec l’esthétisme du reste du film. Dans sa maison, la structure artificielle est ainsi liée en permanence à la terre, l’eau, le feu et le ciel. Il y a une communion avec la nature qui échappe à l’univers urbain des hommes avec ses lignes de béton sec et ses buildings phallocrates. Il ne s’agit dans ce dernier que d’une apparence de domination et celle-ci ne peut que voler en éclat face à une puissance se passant de tels arguments factices.

D’ailleurs, le plan sur son compagnon n’est pas aussi flatteur. Alors que la femme au-dessus de lui était magnifiée par le cadre et le mouvement, il n’a lui droit qu’à un gros plan fixe faisant ressortir le grotesque de son visage déformé par le plaisir (6). De nouveau, c’est quelque chose qui reviendra plus tard. Ça sera notamment le cas avec la fameuse scène de l’interrogatoire. En tant que personne auditionnée, Tramell devrait être en position de faiblesse face aux enquêteurs. Mais la mise en scène de Verhoeven inverse le rapport de force. Filmé en plan large, Tramell sera constamment magnifié de la tête aux pieds. Les hommes s’enfonceront dans leurs ridicules avec les gros plans. Le plan qui suit dans la scène d’ouverture en prolonge l’idée.

L’homme tend timidement les mains vers les hanches de sa partenaire comme une tentative de prise de contrôle (7). Celle-ci est rapidement avortée lorsque la femme saisit les mains pour les plaquer contre le battant du lit. On note que le point de vue de l’homme et de la femme ne répondent pas à un basique champ-contrechamp. Si la femme est filmée quasiment de face, l’homme est filmé sur le côté. Cette divergence d’axe nous prépare à ce qui va venir. Elle induit que la scène ne tourne pas simplement autour d’un rapport de domination mais sur une différence d’objectif. Bien que les deux personnages soient unis dans l’instant, leurs concentrations ne portent pas sur la même idée. Ils suivent chacun leur propre chemin, ce qui va nous amener à l’autre aspect affriolant du film.

Paul Verhoeven choisit alors de placer la caméra derrière le battant du lit (8). La forme métallique évoque le motif d’une toile d’araignée. L’analogie devient claire quand la femme saisit une écharpe blanche et se met à attacher les mains de son amant. Le cinéaste nous ramène à l’image de la veuve noire qui était déjà à l’œuvre dans une de ses précédentes réalisations Le Quatrième Homme. A partir de là, le spectateur sait très bien quelle direction prend la scène. Verhoeven appuie sur l’excitation de l’attente en interrompant le mouvement méthodique de la femme (9) par un insert sur l’homme totalement inconscient de la situation (10).

Le rythme du montage va commencer à s’accélérer. Le film laisse transparaître son ADN hitchcockien tant ce montage nous renvoie à la célèbre scène de la douche de Psychose. Dans son roman La Conspiration Des Ténèbres, Theodore Roszak s’amusait à faire dire à sa simili-Pauline Kael que les gens se masturberaient sur cette scène s’il pouvait faire un arrêt sur image. Le mariage du sexe et de la violence est plus que vrai ici. Verhoeven symbolise en un plan qu’ils sont les deux faces d’une même pièce. Alors qu’il filmait les ébats sexuels par la gauche du lit, la caméra passe à droite lorsque la main de la femme saisit le pic à glace (11). Le cinéaste n’hésite pas à faire un véloce mouvement de caméra pour retranscrire l’atteinte du point d’orgasme. L’attente prend fin et le montage pousse encore plus le déchaînement de coupe, multipliant les plans autour de cette débauche d’hémoglobine sur les corps (12 à 14). Le flot d’adrénaline est si fort qu’on ne se rend pas compte de la présence au milieu d’un animatronique signé par le génial Rob Bottin.

Paul Verhoeven coupe ensuite directement sur un retour à la « normalité ». C’est dans une rue ensoleillée qu’entrent en scène les policiers mâles aux costumes carrés et impeccables (15), débarquant sur le lieu du crime avec la confiance qu’ils sauront le résoudre. Le jeu est lancé et nous allons les voir se débattre avec une évidence qu’ils ne peuvent prouver. Verhoeven en aura posé toutes les composantes fantasmatiques avec ces quelques minutes intronisant une des plus grandes icones féminines du cinéma.

1 Comment

  • « l’objectif est moins de berner le spectateur quand faire le complice d’une expérience humaine »
    petite coquille il me semble, « quand » au lieu de « qu’en »

    Grand merci pour la critique

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